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DOCUMENTS     About : Babylon Babies, Maurice G. Dantec (FR)

About : Babylon Babies, Maurice G. Dantec (FR)

February 13th 2002

La colonie des écrivains

Et la nuit fut le sein fécond d’où naissent les révélations.
Novalis

Jeune enfant de Babylone, ne me demandes pas la lune, poses-moi toutes les questions qui te rongent mais, je t’en prie, ne laisse pas ton cerveau en errance autour du vide constitué par la masse spongieuse des discours. Kreutzfeld-Jacob frappe à toutes les instances, il rend poreuses les circonvolutions inattendues, et dessèche les langues qui se croient investies de la mission de dire le Bien.
Vois.

Les professeurs de Vertu pullulent, il serait même présomptueux d’espérer pouvoir se soustraire à leurs nombrils et à leur nombre, parasites arénicoles et sûrs de leur droit, il croissent et se multiplient sur le désert dont ils poussent les dunes devant eux, à chacune de leurs apparitions qui désormais rythment l’orbite de ce pauvre globuscule.
Vois.
Ils ont délimité à jamais les frontières du parc humain, ils ont enclos la nuit d’où naissent les révélations pour y substituer leurs petites lumières de philosophes d’université, ils essaient de te conduire d’urgence à l’abattoir de la pensée, mais ils te promettent que sa mort sera douce, insensible et qu’en contrepartie tu seras enfin libre de ne pas connaître la souffrance, ils te promettent le bonheur, et mieux encore, chercheront à te convaincre du bien-fondé de leurs méthodes, et de leur but, dans l’espoir de te vendre quelques cassettes de reprogrammation psychique. Ils n’aimeront pas que tu lèves le nez vers les étoiles, ni que tu plonges ton regard trop loin dans les abysses, ils te déconseilleront de vouloir partir à la conquête d’un quelconque ailleurs, pour eux, comprend-le bien, il n’y a pas d’ailleurs. Tout, toujours, pour eux et pour leurs ouailles, est ici-et-maintenant.
J’aurais pu t’écrire dans le but de te dire quelque chose au sujet de la littérature, de ce qu’elle est. N’est-ce pas ce qu’on est en droit d’attendre d’un écrivain ? Mais je crois qu’il est plus pertinent, pour ne pas dire plus dangereux, que j’essaie de te parler de ce qu’elle n’est pas. Je crois qu’il est temps que je te révèle quelques secrets.
Oui, je crois qu’il faut que je t’avoue que la littérature de mon pays est morte, et enterrée, et que si une littérature meurt, c’est que les écrivains se sont chargés de la besogne.

Alors, demandes moi la lune maintenant, demandes moi plus encore, demandes moi l’impossible. Demandes moi de ne plus être. Demandes-moi de me taire. Demandes-moi de t’aimer assez pour te tuer, demande-moi de te haïr suffisamment pour te laisser vivre.
Vois. Ecoute. Tes yeux sont des cristaux liquides, ton oreille est déjà habituée au rythme des missiles de croisière :
Les langages sont remisés dans l’imblocation de nos désirs. Comme l’avaient deviné Heidegger, Chesterton et quelques autres, le XXe siècle fut l’ère de la domination absolue du langage, en tant qu’outil de communication. Il fut pour cela le siècle du terrorisme, et son aboutissement a eut lieu, comme tu le sais, en ce 11 septembre de l’an 2001.
Vois.

Le Verbe a été assujetti aux mots, les mots sont mis au service de la foule, dont règne la médiocre tyrannie, or la foule demande toujours plus d’assujetissement à elle-même, et à ce qu’elle nomme curieusement « individus », jusqu’au point de non-retour absolu actuel, où la culture, où le langage même est devenu l’instrument de la domination thanatique générale. La liberté est renvoyée au régime de la servitude fraternitaire, on nous dit que dès qu’une tête dépasse du rang il faut la couper, on nous assure que la démocratie est à ce prix, il faut d’ailleurs convenir que c’est tout-à-fait exact. Mais es-tu vraiment prête à payer ce prix de ta tête ? Le simple fait d’en douter t’expose à la voir rouler dans la sciure.
Il est advenu quelque chose à notre monde, ou plutôt il est entré dans la phase où plus rien ne peut plus lui advenir sinon, lorsque sa domination générale sera enfin accomplie, de s’effondrer sur le petit vide local qui lui tient lieu de centre. La « Société du Spectacle » a accomplit en une génération deux ou trois révolutions dont ses néocritiques autopatentés n’ont même pas entendu parler. Te voilà entrée dans le monde processif de la fabrication post-industrielle des égos, jamais les humains des sociétés qui régissent le monde n’auront été aussi abreuvés de libertés et de droits. Jamais on aura tant fait pour qu’ils soient eux-mêmes, pour que leur « identité » soit assurée et que leurs « libres choix » flottent tels des objets publicitaires à la surface de leurs désirs. Jamais on aurait pu se douter que les artistes allaient non pas se mettre au service du pouvoir, comme tant de fois par le passé, mais mettre le pouvoir à leur service, et placer ainsi la servitude volontaire au centre de leur esthétique de la présentation constamment re-présentée. Jamais la désapropriation de toutes les existences terrestres n’aura renvoyé à un tel régime de domination totalisé, où désormais chacun est assuré d’être libre, et constamment renvoyé à son pauvre horizon personnel, comme tous les autres.
La singularité se vend par masses, la société anonyme mondiale se fait fort de produire autant d’artistes authentiques qu’il y aura bientôt d’humanoïdes artificiels.
Tiens le toi pour dit : l’imagination est au pouvoir, et il suffit de constater ce qu’elle fait de notre monde pour comprendre que la tyrannie marchande était tout à fait disposée à en passer par là pour étendre encore plus le domaine de son asservissement.
Les langages, te disais-je, n’ont plus d’autre utilité que d’affermir ta croyance en l’ordre des choses, c’est-à-dire en tous les désordres de l’homme, ils se sont emparés du pouvoir, mais en retour l’impuissance s’est emparée de leur âme, en échange de leur chair, de leur incarnation possible, la culture les a digérés pour les dissoudre dans l’idolâtrie du moment, qui leur est dévolue, ils ne servent plus désormais qu’à rendre la termitière vivable, et ils poussent comme des champignons toxiques dont il faut se nourrir sous peine de dépérir dans ces ergastules qui désormais nous relient tous les uns aux autres.
Aussi ne crois pas que je vais ici me ranger derrière un rêve trépassé ou une utopie de pull-overs pour te dire en quoi consiste le Monde qui t’attend, qui nous attend, et qui ne nous attend pas.
Tu es à peine née que déjà on a allongé ton futur dans la boîte en sapin, tu es circonscrite de tous côtés par le grand cercle de la mort et de ses amis et, ne t’en étonne pas, si tu vois, si tu écoutes attentivement, tu pourras faire le constat que les amis de la mort sont multitudes, et qu’ils parlent tous la même langue, qui est la sienne. Tu les reconnaîtras aisément ces fossoyeurs qui rédigent ton testament avant même ta conception et qu’ils arrangent avec les notaires de la société en vue de ta naissance : entre eux, et pour les autres, ils se dénomment le plus souvent « écrivains » et il leur arrive en effet de commettre quelques livres.

Maintenant vois, écoutes, lis ce qu’ils ont à te dire.
Le monde est pour eux la répétition ad nauseam des axiomes sur lesquels on veut que tu bâtisses la logique de ton existence : Raoul aime Roger qui peut-être aime Barbara qui n’en peut mais pour Mohamed qui lui lorgne sur ta voisine de palier; Raoul sera un jeune sans domicile fixe, Roger un écrivain torturé, Barbara travaillera à la télévision avec Mohamed et ta voisine de palier sera une assistante sociale écologiste, ou une testeuse d’ecstasy, ils s’échangeront tous, en 250 pages syndicales, des phrases et des fluides corporels et permettront ainsi à l’écrivain de payer son loyer, entre deux mariages, trois divorces, et un enterrement, celui de la littérature pour tout dire. On te fournira peut-être quelques révélations saisissantes sur la facon dont ils dilatent leurs anus et on t’informera au passage des conclusions métaphysiques qu’il s’agit d’en tirer, si on ne t’expliques pas que la révolution sociale est au bout de la sodomie.
Lis, lis encore, munis toi simplement de gants de latex et de masques de protection, on ne sait jamais, il y a parfois des anus-égos dont la logorrhée est parfaitement incontrôlable, mais je te rassure, la plupart d’entre eux n’ont pas suffisament d’imagination pour savoir boucher les toilettes de l’immeuble, leurs opuscules ne suffiraient pas à les torcher.

Pourtant, tu le sais au fond de toi, tout cela est dérisoire, Tout cela ne vaut même pas le coût de l’écran solaire qui s’évaporera au soleil durant ta lecture. En effet, tu pourras sans aucun doute te reconnaître dans ces personnages dont la fiction répète à l’identique les identités du monde. Disons-le : tu reconnaîtras absolument tout dans ces livres, les épiciers du marketing littéraire t’affirmeront d’ailleurs qu’ils « parleront à ta génération », et en effet c’est très exactement cela : te voilà face à des robinets à parole qui écrivent des livres que toi-même tu pourrais écrire, dans un moment d’égarement.
Lis, lis, continue de lire. Vois : dans leurs récits rien du monde encore en gestation qui désormais s’intromisse dans tes organes, faisant de toi quelque chose qui n’est déjà plus tout à fait humain, mais qui n’est pas encore son successeur, rien de ton corps comme machine réticulaire désormais interconnectée aux autres corps de la planète, et du risque que cela fait peser sur l’émergence potentielle d’un véritable devenir pour nos existences, mais rien non plus sur les possibilités secrètes que les sciences génétiques recèlent, et qu’il s’agit précisément de décrypter, comme elles s’occupent de décrypter notre génôme, rien non plus – tu t’en doutes – de la guerre mondiale comme mode de production ontique généralisé de l’espèce bipède connue sous le nom d’homo sapiens, tu n’y rencontreras probablement pas de noms « barbares » comme « mécanique quantique », « nanotechnologie », « biosémiotique », « phénoménologie de troisième type », « ontologie », « neurosciences », soyons sérieux, est-ce que Raoul, Roger, Mohamed, Barbara ou ta voisine de palier évoquent de tels concepts lorsqu’ils se promènent dans les vertes allées du Parc Monceau ?
Aussi, rien d’éternel n’est affirmé en même temps que rien de l’Époque ne transparaît.
On peut écrire des livres, oui, on peut faire de l’art aujourd’hui sans qu’aucune catastrophe ne soit invoquée !

Pour commencer, ne croit jamais ce qu’ils te disent lorsqu’ils évoquent leur combat contre la tyrannie et leur critique de l’ordre établi. Vois leur bouche remplie de fiel de tabloïd, regarde leurs postures de rougeauds empêtrés dans les habits de la littérature, tels de vulgaires charretiers déguisés en marquis, contemple leur facon inénarrable de se complaire dans ce qu’ils sont, dans ce qu’ils ont décidé d’être, tous ces « individus-rois-du-libre-choix », oui, écoute encore une fois les dythyrambes qu’ils s’adressent entre eux, décode un peu comment tout ce qu’ils disent et font n’a d’autre finalité que leur reconnaissance mutuelle, ils forment, n’est-ce point là une forme absolue de tragicomique, la colonie du Panthéon vivant, chacun de leurs livres n’a d’autre but que de les statufier aux yeux mornes de leurs congénères qui, à tour de rôle, les récompenseront d’un prix d’honneur ou de rattrapage.
Si tu les observes avec un peu d’attention, si tu te surprends à les espionner, tu verras s’agiter chacun des fils qu’ils se sont attachés entre eux. Nul besoin de marionnettiste quand les poupées font le spectacle à elles seules, grâce à leur sociale interactivité.
Ils pointeront de l’index quelques boucs-émissaires depuis longtemps tenus de comparaître sur le banc des accusés de la culture, ils se frapperont du poing la poitrine en te détaillant la liste des ignonimies de ce monde, ils déclareront qu’ils sont libres et qu’ils sont au service de l’humanité, entre deux invités de leur espèce sur un plateau de télévision. Peut-être commenceras-tu alors à douter.

Laisses-moi alors te guider doucement au coeur de ces ténèbres où la vérité se tapit. Laisse-moi juste te prendre la main un instant alors que nous volons sur l’abîme.
Voilà, je crois que tu discernes un point rouge dans la nuit.
Ce point d’incandescence c’est le momentum fissile de ta propre création. C’est l’engagement au-delà de toi même de la narration qui est ton origine, c’est le continuum de ta pensée enfin désappropriée de ton moi, c’est ce qui fera de « toi », peut-être, un être impersonnel, un être dont les devenirs ne seront pas aplatis dans la morale du quotidien, un être qui alors n’aura d’autre choix que de se séparer de lui même, de trouver une issue à sa liberté.
Tu saisiras, glacée d’effroi mais fiévreuse de la découverte, que joie et connaissance ne forment qu’un seul processus, qui s’enroule dans la spirale de la tragédie et du paradoxe. Tu riras de tous ceux qui se sont crûs les maîtres de la parole et qui ne sont pas dignes d’en être les valets de chambre.
Tu verras alors, dans ce point atomique qui brûlera au coeur de ta conscience, tout ce qu’il faut pour tuer l’écrivain qui en toi désire se faire connaître, pour désintégrer cet « artiste » aux subversions subventionnées et au public publicitaire, et ainsi tu pourras enfin faire tienne la maxime de Kafka : dans la lutte entre toi et le monde, seconde le monde.

Maurice G. Dantec
Montréal – Planet Amerika
Le 13 février de l’An de Grâce 2002,
Saint Valentine’s Day.