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DOCUMENTS     About : I love the World, Skyarena, Jan Koenot (BE)

About : I love the World, Skyarena, Jan Koenot (BE)

November 3rd 2006

Du rire au rire:
Pour une lecture ‘utopique’ de I Love The World de Marie Jo Lafontaine
Le titre de l’œuvre projetée par Marie Jo Lafontaine sur les tours de Francfort lors de la soirée d’ouverture de la Coupe Mondiale de Football 2006 ne manque pas de nous provoquer. ‘I love the World’, ‘j’aime le monde’, qui oserait le dire tout haut ? Certes, quand on est riche, en bonne santé, entouré d’amis, saturé de plaisirs, on peut prétendre aimer la vie. Mais le monde, avec toutes ses obscurités, ses tensions, ses pièges, ses inégalités, qui pourrait affirmer vraiment l’aimer ? Et d’abord, qui parle dans le titre ? Qui est ce ‘je’ assez candide ou généreux pour dire qu’il aime le monde ? N’y cherchons pas une confidence de l’artiste. Disons plutôt que dans le titre, c’est l’œuvre elle-même qui parle. C’est elle qui porte sur le monde un regard aimant sans lequel le monde ne paraîtrait pas aimable. L’œuvre prouve bien qu’elle n’aime pas plus que nous le monde comme il va. Mais elle aime le monde tel qu’elle nous la dévoile : comme l’espace d’une enfance heureuse à venir.

Voilà donc une des prouesses possibles de l’art : le monde n’est pas clair comme tel, mais l’art peut nous faire aimer y vivre comme une chance qui nous est donnée de travailler à l’émergence d’un monde au delà du monde, d’une joie au delà de nos peines, d’une enfance au delà de nos jours. L’art participe à ce travail de création, d’engendrement.

C’est en ce sens que les visages d’enfants qui constituent le leitmotiv de I Love The World en expriment très exactement le point de départ, la substance et la visée. Le point de départ est une question : qu’en est-il de notre monde ? Qu’en est-il de cet univers où naissent nos enfants ? Quel sort les y attend ? Quel avenir y auront-ils ? Que seront-ils demain, dans ce lieu-là ? Compteront-ils parmi les forts ou les faibles, les vainqueurs ou les vaincus, les maîtres ou les esclaves, les bourreaux ou les victimes ? Que deviendra la ‘terre des hommes’ ? L’étonnement, l’angoisse, l’attente sont à lire sur les visages de ces enfants. Mais l’œuvre se termine en s’ouvrant sur la vision utopique d’enfants qui rient d’allégresse. Oui, cette fin est une ouverture : ce rire neuf et contagieux d’enfants dégagés des soucis quotidiens et des carcans de l’histoire nous aspire vers un avenir inconnu, encore inconnaissable, indéfinissable, inimaginable même, si ce n’est par surprise, comme lorsqu’apparaissent ces visages d’enfants joyeux dont l’éclat de rire sans cause ni raison se déchaîne pour transmuer les cris des adultes d’aujourd’hui.

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I Love The World ne peut nous faire aimer le monde qu’en nous le montrant d’abord tel qu’il est pour nous éveiller ensuite à ce qu’il pourrait être. Dans l’œuvre, les images d’inhumanité ou d’humanité manquée ou avortée ou amputée ne manquent pas, mais à chaque retour du leitmotiv, les visages des enfants nous reconduisent à l’appel d’humanité qu’ils adressent à chacun de nous. Allons-nous leur préparer le malheur ou le bonheur, la prison ou la liberté, la haine ou la paix ? Choisirons-nous pour eux, avec eux, la vérité ou le mensonge, l’injustice ou l’équité, la mort ou la vie ? Les séquences de l’œuvre égrènent ces questions.

Selon la première règle d’une bonne méditation, I Love The World commence par une composition de lieu : elle nous présente d’abord la scène où ce que nous avons à réfléchir se situe, ici la terre entière. Mais ce sont d’emblée des images d’un monde fragmenté, fracturé qui apparaissent : des morceaux de mappemondes, décomposés selon les points cardinaux et tous les points de vue susceptibles de devenir les points morts, les points de suspension et les points de non retour de l’histoire… Il n’y a qu’un seul monde, mais nous vivons tous dans des univers différents : ‘And we have just one world, / But we live in different ones’ (Dire Straits, ‘Brothers In Arms’).

Viennent ensuite ces têtes de chefs d’état évoquant les jeux de pouvoir, les antagonismes idéologiques, les conflits internationaux, les grands de ce monde prenant les masses en otage pour assurer leur pouvoir sous le couvert d’idéaux politiques ou de fins religieuses. Le nom de Dieu mis au service des intérêts égoïstes d’individus, de groupes ou de nations, voilà le vrai ‘blasphème’ que l’histoire ne cesse de répéter. L’ignorance, les frustrations et les peurs sont exploitées, on inculque aux uns le sentiment d’être victime et on leur prêche la haine des autres. Derrière les puissants, leurs ambitions, leurs mensonges et leurs totalitarismes – hard ou soft – il y a l’argent, trop souvent fausse monnaie quand il s’agit de construire un monde plus habitable et hospitalier. Les flux financiers générés par le commerce illicite d’armes, de drogues et de diamants ou autres matières premières jettent des populations entières dans la misère et entretiennent des tyrannies qui provoquent l’expatriation de millions d’individus voués à la migration. L’impératif économique est sans pitié. Les pays occidentaux commencent seulement à subir le contrecoup des lois aveugles qui se sont imposées au monde globalisé. L’ancien Premier ministre français Michel Rocard, aujourd’hui député européen, impute l’actuelle précarité de l’emploi en France – mais son raisonnement vaut plus largement – à ‘la mutation profonde’ du capitalisme depuis trente ans : ‘Intervention massive des actionnaires regroupés dans les fonds d’investissement, exigence de rendements boursiers démesurés, sous-traitance généralisée permettant d’exploiter plus brutalement la main-d’œuvre, frénésie d’arracher de nouvelles zones de profits aussi bien aux services publics qu’à la protection sociale, telles sont les caractéristiques mondiales du capitalisme contemporain, qu’il faut appeler actionnarial. Elles font du droit du travail une peau de chagrin, du travail une marchandise dont il faut abaisser le coût et des travailleurs des objets interchangeables dont le besoin de sécurité n’est qu’un empêchement à faire du profit. [1]

Après les images de politique et de finances, voilà que les écrans de I Love The World s’emplissent de robots. Simples jouets d’enfants ou machines à nous confisquer le monde ? Les robots sont partout, depuis la cuisine et le bureau jusqu’aux usines et aux salles d’opération. Ils font du bon travail. Mais derrière eux se cache une technologie digitale capable de repérer et de garder en mémoire tous nos faits et gestes, notre identité civile, nos relations sociales, notre situation financière, notre histoire médicale, notre vie intime. Les réseaux numériques mettent en place un dispositif de contrôle d’une efficacité à double tranchant. ‘Ce qui était jadis un attribut divin, l’omnivoyance, le pouvoir de tout voir sans être vu, est aujourd’hui un attribut du pouvoir séculier, via la science et la technique’, écrit Gérard Wajcman [2]. Et il ajoute : ‘Nous sommes entrés dans un temps d’illimitation du regard du maître’. Cela aussi, bien sûr, fait peur. D’autant qu’il n’est pas clair qui est le maître.

C’est que le jeu des robots – et tous nos ordinateurs sont conçus désormais pour nous faire travailler en jouant – permet au(x) maître(s) de jouer à cache-cache. I Love The World nous montrera donc des personnages déguisés, qui avec une tête de lapin, qui avec une gueule de chien. Innocence apparente, distraction gratuite, fun surfant à la surface des choses – ‘Here we are now / Entertain us’ (Nirvana, ‘Smells Like Teen Spirit’) – afin de nous empêcher de voir et de peser le mal derrière les masques. Paradoxe étonnant que ce jeu de masques au profil tout doux tout gentil d’animaux en peluche qui cache et à la fois révèle la bête féroce en l’homme !

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A ce stade de l’œuvre, nous en avons assez vu pour reconnaître dans les images ce que nous ressentions déjà : que notre monde ne va pas très bien, qu’il est menacé, prêt à exploser à tout moment. I Love The World passe donc à un régime supérieur. Les enfants du leitmotiv se transforment en ados, et les images s’enflamment. C’est l’heure des manifestations contre la tyrannie, l’oppression, la provocation et la guerre, du refus des violences subies qui risque à tout instant de dégénérer en actes de violence sur d’autres victimes. Frénésie, ivresse, jouissance de la violence : peut-on encore le nier ? On jouit de la violence par procuration, et c’est l’image de la violence qui la fournit.

En montrant dès le début les couvertures de magazines, I Love The World indique très bien ce côté-là de notre univers mental. Par écrans interposés, nous jouissons aujourd’hui presque davantage d’images du monde que du monde même. A chaque instant, celui-ci se trouve démultiplié en une infinité d’images qui vont se déverser sur tous nos supports d’information, de publication, de contrôle et de sauvegarde, faisant le tour du monde … en quatre-vingt secondes. Le succès des mini-caméras digitales, souvent intégrées maintenant dans les téléphones portables, prouve le plaisir que nous avons à nous faire des images de nous-mêmes. Mais le happy snapping – le jeu de se prendre en photo entre amis ou en famille – donne lieu aujourd’hui à la pratique du happy slapping : des jeunes (ou moins jeunes aussi) attaquent des inconnus en rue dans le but exprès de filmer ces actes de violence et d’en faire circuler ensuite les images sur internet. On ne peut s’empêcher de penser au sort des prisonniers d’Abou Ghraib maltraités par des soldats qui ont éprouvé le besoin de photographier leurs actes et de répandre ces documents. Images de violence réelle qui se mêlent indistinctement aux images de violence virtuelle qui inondent le cinéma, les jeux vidéo et autres médias. Ce mécanisme joue à une échelle plus large. Un geste subversif, un acte terroriste ou même une guerre ne semblent prendre pied dans la réalité que grâce à l’image, en direct ou truquée. La Guerre du Golfe nous l’a appris. Et les images des tours jumelles en train de s’effondrer le 11 septembre à New York se sont incrustées à jamais dans la mémoire collective. Ce sont elles qui ont marqué le triomphe d’Al Qaida. L’acte à lui-même ne suffit pas. Le terrorisme cherche à être filmé et télévisé, il fait appel à l’image comme témoin de son audace, de sa menace et de sa force.

Toutes les cultures que l’on dit en conflit dans notre monde – c’est, certains l’ont remarqué, plutôt du choc des incultures qu’il s’agit – ont recours à l’image, orchestrée, manipulée, trafiquée, reproduite à n’en plus finir, toutes se servent de l’image pour imposer leurs lois au monde et prouver ce dont elles sont capables (vidéos d’exécutions d’otages d’un côté, spectacle de bombardements de l’autre, etc.), pour ‘semer la terreur’ et ‘faire régner la peur’, l’image elle-même devenant ainsi, selon Marie-José Mondzain, ‘une arme massive’ [3]. Dans I Love The World, Marie Jo Lafontaine en cite un exemple frappant : ces images récentes de drapeaux piétinés, brûlés, qui, divulguées par tous les médias, font d’un acte de défoulement local une incitation à la haine au retentissement universel.

J’ai parlé ici de la version intégrale de I Love The World. Lorsque l’œuvre sera projetée à Francfort lors de l’ouverture de la Coupe du Monde, la séquence des scènes de violences urbaines sera omise sur ordre exprès des autorités locales craignant qu’elle ne provoque des émeutes. S’agit-il d’une peur irrationnelle ou justifiée ? Il n’y a pas de doute qu’il existe un lien entre l’image violente et l’acte violent. Mais ce lien est complexe. Une œuvre qui veut faire le point sur l’état du monde actuel ne peut se taire sur la violence qui fait hélas partie de notre quotidien. Il n’y a pas un journal télévisé, pas un magazine d’actualité sans images de scènes violentes : agressions, attaques, meurtres, guerres. C’est ce type d’images malheureusement trop familières que la version originale de I Love The World intègre. Rien dans la logique de cette œuvre ne comporte une incitation quelconque à la violence. Elle n’a d’autre ambition que de nous mettre nous, les spectateurs, devant notre propre vérité. Mais il faut reconnaître que toute violence, même purement fictive, même seulement mimée ou représentée, est contagieuse. Dans un climat social de violence latente, il suffit de peu pour faire des étincelles (en août 1830, c’est une représentation théâtrale – de La Muette de Portici relatant la révolte napolitaine – qui déclencha le soulèvement des Belges contre la Maison d’Orange). Aujourd’hui, les images télévisées des violences réelles faiblissent à côté des images des violences fictives commises par des héros mi-hommes, mi-robots ‘nés pour tuer’ – ‘robocops’ ou autres ‘super human killing machines’ – qui peuplent le cinéma et les jeux vidéo. Des scènes d’une brutalité extrême sont mises à la portée de tous à chaque instant. Affaire de canaliser et d’évacuer nos pulsions agressives ou au contraire risque de passages à l’acte ? Les avis divergent. Mais ces médias font partie de l’environnement dans lequel baignent les jeunes, et c’est précisément sur ce monde-là, notre monde à nous tous, que I Love The World s’interroge.

Après avoir suggéré ou montré les grands problèmes de notre époque, I Love The World fait parler les adolescents, et les écrans se remplissent d’exclamations, de slogans et de questions qui expriment leurs angoisses, leurs désirs, leurs appels. Ces ados exigent un retournement. Ils refusent le mensonge, le cynisme, la peur qui paralyse, la spirale destructrice qui risque d’entraîner la fin du monde. Ils ont soif de guérison, de vérité, d’amour. Ils veulent respirer et rêver. Ils se cherchent un avenir malgré le no future présent. Ils n’ont d’autres armes qu’une lumière qui n’a pas encore pu s’allumer, un soleil qui doit encore se lever, un amour qui attend son heure : ‘We are made of light. The sun is in my heart and I am ready to love’.

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Les derniers portraits d’adolescents se mêlent avec des images de carnaval et de fête : ces jeunes ont envie de s’éclater, de transgresser les règles, de se libérer des contraintes. Puis réapparaissent sur les écrans les visages des enfants, comme si allait se réaliser en eux le rêve des ados. Aux images des puissants de ce monde avec leurs billets de banque et leurs têtes masquées, à celles des adolescents avec leurs corps électrisés par la contestation et le désir succèdent ainsi celles d’enfants livrés à notre regard dans la fraîcheur de leur venue au monde, nus et vulnérables, silencieux avant de rayonner dans un éclat de rires. C’est de leur présence au début et à la fin de I Love The World qu’il convient maintenant de mesurer la portée, laquelle nous fera comprendre pourquoi l’œuvre ose affirmer, malgré l’état de notre monde et de nos images du monde, ‘j’aime le monde’.

Par sa composition, I Love The World n’est pas sans rappeler Anthem, une œuvre de Bill Viola, datant de 1983, construite elle aussi sur l’alternance d’images du monde contemporain avec, en leitmotiv, celle d’une jeune fille. Anthem évoque le matérialisme ambiant qui ramène la nature entière et jusqu’au corps humain à des machines dont la mécanique est susceptible d’être réparée : Viola montre des radiographies du corps humain, des tables d’opération avec des chirurgiens en train d’intervenir, au même titre que des engins industriels et des excavatrices en action. La contemplation de ce monde humain en train de perdre son âme est interrompue plusieurs fois par l’irruption de la fillette de onze ans, debout dans le hall d’une gare déserte où résonne son cri. Viola a manipulé le son de telle sorte que ce cri d’enfant oscille entre le rugissement sourd de la machinerie d’une usine et le hurlement strident d’une sirène d’alarme. Anthem prolonge ainsi le cri que Munch a lancé dans l’art du 20e siècle, et pendant quelques secondes le visage de la fillette est à ce point déformé par son cri que le nom de Bacon vient à l’esprit.

Ce cri, nous l’avons perçu aussi dans les images de I Love The World et dans les exclamations des adolescents. Mais, avec l’apparition des visages d’enfants heureux, nous franchissons un seuil : du cri au rire, du tourment au soulagement, de l’enfermement à la délivrance. Comme si l’issue de nos troubles était à attendre de ce rire d’enfants, d’un réenfantement du monde ou d’une enfance – la nôtre, la vraie – encore à venir ? Il nous faut Nietzsche pour éclairer cette énigme. Comment d’ailleurs, en voyant I Love The World, ne pas penser à la figure de l’enfance située par le philosophe non pas à l’origine, mais à l’apogée de notre devenir ? Dans ses notes des années 1882-83, alors qu’il travaille à son Zarathoustra, Nietzsche prête à son héros – son prophète – l’intention de tout jeter par-dessus bord, les meilleurs préceptes de la sagesse et tous les principes de la morale, ‘pour un rien, – pour le sourire d’un enfant’ : ‘dies Alles gebe ich heute weg um ein Geringes – um das Lächeln eines Kindes’ .[4]

La note citée résume ce que le philosophe développe au début du premier livre d’Ainsi parla Zarathoustra, aussitôt après le prologue, dans le discours intitulé ‘Des trois métamorphoses’. Nietzsche y décrit les trois étapes de la croissance de l’esprit. D’abord ‘chameau’, l’esprit se charge volontiers du poids des règles tirées des traditions morales, religieuses et spirituelles de l’humanité. Puis l’esprit se transforme en ‘lion’ pour dire non aux valeurs acquises et ne plus obéir qu’à sa propre volonté. L’opposition entre le chameau et le lion dit très exactement le conflit qui travaille actuellement nos sociétés. Si l’héritage des années soixante du siècle dernier nous a portés – au moins en Occident – vers l’affirmation de notre liberté, le relâchement des normes, la transgression des interdits, le refus des autorités (‘Dont follow leaders’, Bob Dylan dans ‘Subterranean Homesick Blues’), bref, vers la figure du lion, c’est davantage de la figure du chameau que nous rapproche à nouveau la société contemporaine, avec sa hantise des réglementations dans tous les domaines et sa soif d’ajuster les rapports sociaux, jusqu’au respect des susceptibilités d’autrui en sus de ses droits fondamentaux, par des lois imposées de l’extérieur (et donc fatalement inefficaces). Nietzsche a bien vu combien il y faut du courage pour se dégager des traditions perçues comme sacrées et créer les conditions d’une liberté. Mais la conquête de la liberté n’est pas un but en soi. Le lion n’est qu’une figure transitoire qui a pour mission de rendre possible le passage à l’enfance qui inaugure la maturité. Quand il écrit Zarathoustra, Nietzsche est habité par un désir de vivre, un besoin de sortir de l’étouffement qu’il éprouve – étouffement lié aux circonstances de son époque, mais plus profondément à la condition humaine comme telle –, sa pensée est propulsée par un mouvement qui la porte vers un au-delà de l’homme qu’elle se hasardera de nommer ‘le surhomme’, l’humanité inaboutie d’aujourd’hui n’étant qu’une ébauche d’une humanité plus accomplie – nous aimerions dire ‘plus humaine’ – encore en suspens.

Mais comment exprimer cette humanité-là, non encore advenue, à peine attendue, fondamentalement inconnue, irréductible à nos savoirs et à nos projections ? Nietzsche s’y risque en quelques lignes inoubliables, transcendantes :
‘Unschuld ist das Kind und Vergessen, ein Neubeginn, ein Spiel, ein aus sich rollendes Rad, eine erste Bewegung, ein heiliges Ja-sagen.’ [5]

Après le non de l’adolescence, le refus du statu quo, le rejet des formes convenues qui nous empêchent de grandir, il y a ce rêve d’un jaillissement neuf, d’une humanité recréée, enfin capable de s’accepter. Que ce rêve prenne chez Nietzsche la figure de l’enfant donne à penser. Remarquons seulement le premier mot, à entendre dans toute sa profondeur : ‘Unschuld’, ‘innocence’, c’est-à-dire enfance non coupable, au delà de la portée de nos jugements. Dans son étude sur le sacrifice dans les traditions monothéistes [6], le psychanalyste Guy Rosolato montre comment nos violences – qui peuvent aller jusqu’au sacrifice d’autrui et au sacrifice de soi, autrement dit le kamikaze – s’enracinent dans la problématique de la culpabilité, où se répondent le sentiment d’être coupable et la culpabilisation d’autrui (ce rival envié et critiqué…). Cet éclairage suffit à prendre conscience de la justesse de la formule de Nietzsche, de celle de l’ordre même des mots. L’humanité ne pourra se réenfanter qu’en laissant derrière elle l’humanité d’aujourd’hui avec ses travers inhumains, en sortant de la spirale mortifère des jugements et des condamnations qui font toujours porter la faute à l’autre et mettent nos sociétés perpétuellement en crise.

On sait, bien sûr, les malentendus et les abus dont les textes de Nietzsche ont été victimes. En réalité, ayant à se débarrasser des idéalismes et des positivismes, Nietzsche produisit des tâtonnements qu’il n’arriva jamais à systématiser – quelles que soient les systématisations dans lesquelles d’autres ont tenté de les enfermer – peut-être à cause de certaines obsessions et impasses de sa pensée, mais surtout en vertu de la nature même de ses recherches. Car celles-ci ne portent-elles pas sur un au-delà insaisissable, indéfinissable, inarticulable ? C’est cet horizon qui s’incarne ici l’instant d’un éclair dans la figure paradoxale et pour ainsi dire utopique d’une enfance souriante au delà de nos histoires d’adultes, pour laquelle Nietzsche, par la bouche de Zarathoustra, se déclara prêt à lâcher tous les enseignements du passé comme des échafaudages enfin devenus inutiles.

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Il est temps de réinventer l’utopie. Notre monde occidental souffre de mauvaise conscience, de relativisme, d’indifférence et d’épuisement. Pire, il s’est mis à chiffrer tous nos gestes. Mais à peser sans relâche le coût de nos entreprises, il s’interdit de recueillir les bénéfices de ce qui ne se vend pas. Ce qui fait le prix de la vie n’est pas sur le marché : une feuille qui tourbillonne dans le vent, le regard d’une jeune fille, la beauté d’une mélodie attrapée au vol. J’emprunte ces exemples à l’ouvrage magistral Das Prinzip Hoffnung (Le principe espérance) d’Ernst Bloch, qui évoque du reste lui aussi dans la foulée ‘le sourire d’un enfant’ (‘das Lächeln eines Kinds’). Dans le contexte, il s’agit d’illustrer ces instants de grâce qui nous font prendre conscience qu’au cœur de l’homme scintille ‘une gloire utopique’ [7]. Selon Bloch, l’humanité vit encore dans sa préhistoire. Mais il y a en elle une force utopique qui la tourne vers l’avenir et l’incite à travailler afin de faire naître une humanité digne de ce nom, c’est-à-dire un monde de droiture et de justice.

Par rapport aux utopies, nous sommes nous, en ce début du troisième millénaire, plus que jamais sur nos gardes. Nous savons par expérience comment les idéologies politiques peuvent détourner les mythes et symboles ancestraux [8] et les théocraties dénaturer les héritages religieux. Pour dire l’ouverture radicale à un avenir enfin humain pour tous, avenir que nous ne connaissons pas encore et que même nous avons peine à imaginer, Jacques Derrida a préféré parler du ‘messianique’ ou de ‘messianicité sans messianisme’, – le terme usuel ‘messianisme’ étant à ce point surchargé de significations historiques, d’interprétations théologiques et de déterminations culturelles particulières qu’il échoue désormais à dire un avenir absolument neuf et universellement bon [9]. La fin de la métaphysique, l’usure des grands récits et les prudences que nous imposent les tristes expériences de l’histoire récente nous laissent ainsi démunis de paroles et de doctrines pour dire l’utopie pourtant si nécessaire si nous voulons offrir une résistance aux pièges qui nous guettent. Voilà que nous sommes poussés presque malgré nous à une ouverture absolue à un au-delà de l’humanité telle que nous la connaissons, dans un silence austère, conscients que chaque mot risque de nous enfermer à nouveau dans les réflexes et les fantasmes liés à nos identités (psychiques, sociales, politiques, culturelles, idéologiques, religieuses) et de nous faire retomber aussitôt dans l’opposition funeste entre ‘nous’ et ‘les autres’.

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Les dernières images de I Love The World nous transportent dans l’espace infini du ciel où de gros nuages blancs s’appliquent à capter l’insaisissable lumière pour nous la rendre palpable. Ces images rappellent le grand tableau vertical représentant des nuages blancs dans un ciel bleu de Gerhard Richter, Wolken (de 1978), montré à Düsseldorf l’an dernier. S’il y a un artiste contemporain qui conçoit son travail comme une manière de pratiquer l’espérance, c’est bien Gerhard Richter. Dans ses réflexions, le thème revient fréquemment. Dans une note écrite le 28 mars 1986, il reconnaît d’abord que l’art surgit du plaisir que nous avons naturellement à créer des images semblables à l’apparence des choses réelles. Mais, comme il peut faire varier le degré de ressemblance de l’image avec le réel, il est capable aussi de nous faire apparaître la réalité dans son essence fondamentalement inaccessible. Par là, l’art est un moyen de nous ouvrir à ce qui nous échappe, au futur que nous ne connaissons pas encore ou à l’inconnu ‘fondamentalement inconnaissable’, ‘métaphysique’. Cela donne à l’art une fonction thérapeutique et consolatrice, exploratrice et spéculative. Et Richter conclut : ‘l’art n’est donc pas seulement plaisir existentiel, mais utopie’ (je souligne)[10] . Il est clair que ce mot, pour l’artiste, ne va pas de soi. Il ressort abondamment de ses notes qu’il se débat avec l’idée d’espérance. S’il est convaincu que l’être humain a besoin d’espérance pour vivre, il est conscient aussi des dérives encourues par l’humanité dès qu’un horizon utopique se fige en discours idéologique, dogmatique. Il se refuse dès lors à traduire en mots l’espérance qui anime la créativité artistique. A vouloir à tout prix saisir, définir ou expliquer l’avenir fondamentalement inconnaissable sur lequel se porte notre désir et vers lequel s’oriente notre labeur, on ne peut forger que des illusions redoutables. L’art par contre peut nous donner par l’expérience des sens une certitude tout autre que théorique, inaccessible au langage, mais vécue par le regard, la sensation ou l’écoute[11] .

Richter est loin d’être le seul à associer art et utopie. L’idée d’utopie est très présente dans l’approche de Wolfgang Laib. Celui-ci conçoit ses œuvres souvent fragiles, composées d’éléments naturels (le pollen ou la cire d’abeille par exemple) comme l’expression concentrée de cet invisible qui met le monde en mouvement et qui suscite en nous des rêves, des visions, des projets d’avenir. Selon Laib, notre monde a besoin de ‘visions utopiques’, et ‘plus la vision est ambitieuse, mieux ça vaut’[12]. Les œuvres de Laib naissent certes d’un dialogue intense de l’artiste avec les traditions spirituelles et religieuses du monde, mais pas pour s’enfermer dans le passé. Au contraire, l’artiste en distille des formes élémentaires, à la fois extrêmement dépouillées et expressives, pour les inscrire dans une recherche toute tournée vers l’avenir. Les ‘visions utopiques’ de Laib dégagent ainsi dans le monde matériel et humain ce que l’on pourrait appeler avec Bloch une gloire utopique, c’est-à-dire une présence lumineuse et surabondante anticipant dans notre monde d’aujourd’hui un au-delà ou un ailleurs de ce monde, plus pur et plus vrai.

Cette ‘gloire utopique’ se trouve merveilleusement suggérée dans une œuvre de Jeff Wall, After ‘Invisible Man’ by Ralph Ellison, the Prologue (1999-2000). Inspirée de la nouvelle nommée dans le titre, cette photographie montre un homme plutôt marginal, frappé de malheurs, enfermé dans une cave, mais transfiguré par la lumière des 1369 ampoules électriques qu’il a fixées au plafond. Voilà une œuvre qui réalise parfaitement le rôle de ‘magnification’ (agrandissement) que Wall assigne à son art. Ce terme a d’abord un sens technique : le grand format du cibachrome et sa présentation dans un caisson lumineux (lightbox) puissamment éclairé contribuent à embellir l’aspect apparemment banal de la scène montrée[13] . Mais cette technique a bien sûr une portée profonde: de ceux que les circonstances sociales et historiques rendent insignifiants ou impuissants, elle dévoile une magnificence qu’ils sont empêchés de déployer déjà dans leur quotidien. Magnifier, c’est exalter, célébrer, glorifier. Ici encore, l’image artistique offre la vision utopique d’un dépassement des contingences actuelles et ouvre un horizon au delà du connu.

Le désir de magnifier et de s’envoler vers l’inconnu est aussi ce qui anime le travail de Pierre Huyghe. Pour son exposition récente au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, il a choisi très consciemment le titre Celebration Park. Refusant une pratique artistique qui s’enferme dans le commentaire et dans une ‘approche critique du monde’, fatigante et stérile, il ‘préfère explorer aujourd’hui les conditions de possibilité d’une nouvelle célébration du monde’. Cette célébration est liée chez lui à un ‘mouvement vers l’ailleurs’, une exploration de l’inconnu, qu’illustre dans l’exposition un film remarquable basé sur une expédition en Antarctique. Chez Huyghe comme chez les autres artistes cités, il s’agit de faire voir dans une œuvre ‘quelque chose qui est de l’ordre du non-savoir’ : un ailleurs, une altérité au delà de ce qui est disponible dans le quotidien d’aujourd’hui. L’exercice est délicat : ‘comment maintenir l’ailleurs dans son altérité la plus intense, plutôt que de le ramener à du connu ? C’est la réflexion de Segalen sur l’exotisme : comment le traduire sans le coloniser ?’ [14]
Je me suis référé à une série d’artistes contemporains très différents quant au style, aux supports et matières qu’ils utilisent et aux motifs qu’ils travaillent. Mais leurs œuvres ont en commun d’ouvrir notre regard à ce qui, dans notre monde connu, dépasse le connu, à ce qui illumine notre monde à partir d’un ailleurs insaisissable qui suscite notre attente. Cet ailleurs plus solide, plus généreux et plus juste est au delà des limites de notre connaissance et de notre action et garde sa qualité utopique. Mais ce qui peut à peine se dire arrive à se montrer dans des œuvres qui mettent à nu la plénitude habituellement enfouie qui habite notre monde comme une promesse. Je verrais volontiers les images des enfants qui constituent le leitmotiv de I Love The World dans une telle perspective ‘utopique’. Ces photos de visages d’enfants qui rient de joie prennent dans la nuit de Francfort sur les gratte-ciel transformés en écrans géants une dimension prodigieuse enfin à la mesure du secret de leur être. ‘Magnification’, ‘célébration’, ‘vision utopique’, ces termes recueillis plus haut conviennent ici parfaitement. Montrer des visages d’enfants en train de rire comme l’enjeu même d’une histoire humaine marquée, nous l’avons vu aussi, par les ambiguïtés qui mènent à l’abus de pouvoir, au vol, au mensonge et à la violence permet alors de jouer avec une multiplicité de sens :

1) Les enfants sont la figure de l’être humain dans sa situation initiale de précarité et de dépendance. Les adultes doivent veiller à leur rendre la vie possible. Chaque visage d’enfant nous interpelle : ‘Ne faites pas de ce monde un repaire de bandits’.
2) Les enfants sont aussi la figure d’une humanité en devenir, en train de grandir, appelée à s’inventer, à se choisir humaine. La réalité humaine n’est pas encore faite, notre humanité est en chantier, il y a un immense effort d’éducation et de formation à déployer pour que la communauté des hommes et des cultures grandisse et mûrisse, devienne peu à peu plus humaine en se choisissant telle.
3) Les enfants gais et riants de la dernière séquence de I Love The World sont enfin la figure d’une humanité qui n’a pas encore eu lieu, de l’homme au delà de l’homme, de l’enfance après l’âge adulte, d’une plénitude et béatitude inédites, non planifiables, indescriptibles, incompressibles, qui appartiennent non au passé ni au présent, mais à l’avenir, si nous nous disposons à l’accueillir. L’éclat de rire communicatif de ces enfants, plus spontané et tonifiant que le sourire mystérieux et retenu des Chinois attroupés de Juan Muñoz, est celui d’après les cauchemars, les déluges, les doutes, les attentes, les silences, celui d’un lendemain qui chante.

Que cet horizon ‘messianique’ ou ‘utopique’ puisse prendre dans l’œuvre d’art la figure d’enfants libérés et magnifiés n’est pas sans importance. Que l’ineffable soit ainsi figurable indique que l’inconnu qui fait signe n’est pas pure abstraction ou asymptote de l’histoire, mais qu’il nous concerne tous, enfants humains que nous sommes, dans la concrétude de notre chair et notre soif de vivre.

Jan Koenot