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DOCUMENTS     About : Les bains de St-Josse, Humeurs

About : Les bains de St-Josse, Humeurs

October 10th 2007

Bonne humeur. Mauvaise humeur. Humeur maussade. Humeur radieuse. Les humeurs sont les liquides qui nous font et qui se jouent de nous. Trône la mélancolie, ce fluide sec qui nous parcourt et nous tranche à intervalles réguliers. Les doux remords, les histoires manquées, les gazons disparus, les voix qu’on oublie. Tout ça c’est la bile noire qui nous les remet en bouche. Une pluie d’aiguilles, juste quand on s’oubliait enfin.

Se dissoudre dans les montées de chlore. Sous la pression puissante et bouillante, laver les biles néfastes et la couche de sang que ces vies nous imposent. Muer et laisser le passé s’échapper dans la nasse carrelée, dans les évidoirs en inox. Comme partout, thermes, hammams, saunas, bains, carrières inondées, piscines ou Gange, chaque peuple a ses vapeurs et ses échos mouillés. Des bruits heureux qui ne changent pas depuis des siècles. Des flicfloc splatch blub et des rires d’enfants. Là, tout le monde nage dans la mélancolie des autres. Tout le monde boit la tasse.

J’aime les douches collectives pour la pire des raisons. Je suis un voyeur. Mon drame est d’être un voyeur poli et respectueux. C’est mon drame. Pas celui des autres. Je déteste incommoder. Mais j’aime tellement voir ces peaux fumer et se détendre, ces hanches se relever, ces dos s’imposer. Pas de rang, pas de mode, mon regard est impartial et affamé. Infimes carrés d’acryliques posés sur les pubis, les têtons, les fesses, relevant précisément l’obscénité de tout le reste. L’inqualifiable attrait du mollet, la pornographie d’une nuque, les endorphines provoquées par la seule vue d’une cuisse ou d’une cheville. Mouillez moi tout ça que je puisse enfin vous voir tous, tels que je vous aime, cuits par l’effort, hagards et sensibles.

Il ne sait pas encore. S’il ne s’est jamais trompé, si personne ne s’est jamais mêlé trop tôt de ses affaires, c’était parce qu’il prenait son temps. Il en était convaincu.
Le ruissellement des murs accompagnait un défilé de corps timides, juste dévoilés, encore marqués des coutures de jeans et de t-shirts. Les regards se perdaient sur la tuyauterie, ou vers les rares fenêtres en haut.
Qu’est-ce qui détermine la victime? Un visage penché. Une épaule frondeuse. Un poignet abattu. Un piercing d’isolé. Un tatoo rebelle. Une mèche chrétienne. Celui-là qui nage dans son existence, troué de tristesse. Celle-là qui refuse le plaisir né du désir ambiant, et qui se cache de sa propre imagination.
Il prenait son temps, comme à chaque vie. Une autre était parfaite, sans haine, sans luttes. Probablement la pire. Sous une coque d’ange, entre aztèque et fécondité, un peu fruit et un peu mante effilée. Mais trop jeune elle n’allait pas comprendre le geste, la nécessité de la sauvagerie. Pour ça, il faut avoir un peu crié.
Sinon lui là, si sûr, si clair, va-t’il enfin douter? Vont-ils enfin tous douter? Comment peut-on parler à tant de certitude? Pas lui non.
Il finit par décoller son dos de la faïence blonde du mur. Il était resté appuyé si longtemps que sa peau crissait en se dissociant des carreaux. Il avança vers l’entrée des douches où une jeune femme venait de s’engouffrer. Elle était sortie de l’eau et d’un seul bond avait filé, pressée. Il la rattrapa, manquant de glisser …
– Mademoiselle! Mademoiselle…
Elle s’arrêta, surprise, inquiète, et toujours pressée.
– Mademoiselle… auriez-vous l’amabilité de me tuer? De m’éviter la suite, de me soulager de cette terreur, de me mettre en vacance, de m’exempter de toutes les lois de tous les hommes, de m’arrêter.
Elle ne bougea pas et laissa passer un long silence.
– En tous cas pas ici.
Ce n’était pas un refus.

***

J’aime bien m’asseoir en haut des longs bancs qui longent le bassin. A cette heure là il n’y a personne et je reste une bonne heure à regarder la buée s’effacer des grandes vitres du plafond. Parfois un clapotis et l’écho de la radio d’en haut.
Alors avec l’aération, très lentement le verre redevient transparent. Les gouttes s’en vont. L’eau je peux comprendre. C’est têtu mais c’est logique.

Au bout de mes doigts tout se recompose, tout s’irise de vie. La chaleur donne à mon corps une fluidité d’anguille, et de partout tombent les gouttes brûlantes qui se retrouvent sur mes cils et sous mes mâchoires.
Mon eau rase les murs et prends ses chemins vers l’usé, emportant mes alluvions, ma tourbe.
Tout ici est calculé pour exfiltrer. Laisser partir nos convictions en volutes, nos raisons d’être en coulées, nos attentes en gouttières, nos défis en trop-pleins. C’est l’exigence du neuf, l’aquarium de l’invention. Tout est strié, aligné, creusé, incliné, incurvé pour rassembler les flots porteurs du passé. C’est aussi fin et intelligent, aussi discret que de la propagande idéologique. De partout, dans avoir l’air d’y toucher, le liquide est rattrapé, ramené, persuadé, puis collecté. Ce qui échappe aux égoûts sera asséché. Sans procès.

Si toutes ces eaux racontaient ce que nous leur avons confié, nous serions tous condamnés.

J’essaie de freiner sa fuite. Un pied, deux pieds, plus loin la main. Mais l’eau passe. Toujours. Il pourront mettre de la faïence à l’envi, du waterproof, du stainless steel, de l’inox ou de l’alu, il n’y a rien de plus oxydable que le monde.

Avant de tous rouiller mordillons les cous, présentons nos aines, caressons les hanches, emmêlons nos bras, mâchons nos cheveux. Ecartons, offrons, glissons dans ce que toute cette humidité nous impose comme surdose des sens. Aspirons les lèvres, noyons des baisers avant de respirer les ventres. Fumons nous tous comme un tabac mielleux dans les bulles d’un énorme narguilé. Plutôt que de nous laisser crever dans un empire de pudeur et de silences, utilisons l’eau pour nous rapprocher.

Avant que, trop précieuse, elle ne nous divise à nouveau.

*******************

J’aurais pas dû le prendre aussi nu dans le dos. Je suis sûre que je déborde, merde. C’est compliqué, moi je voulais être à l’aise mais pas tarte, jolie mais pas garce. Et là je me sens comme si j’étais à poil en vitrine. C’est moi ou c’est eux? Ils peuvent toujours se faire cent films, ce sera sans moi. Au mieux ils auront ce qu’ils voient maintenant donc autant qu’ils en profitent. Mes jambes ça va encore, même dans cette lumière. J’aurais pas cru. Nager. Un peu. Encore un peu. Stop. Le bord. Ca pouvait pas rater, j’ai le maillot qui me glisse dans les fesses et l’autre qui mate. Crétin. C’est pas possible ces types, ils croient obtenir quoi en restant sur la vue? C’est si maigre. Ca ne nourrit rien. Maman c’est l’autre extrême. Dès que j’ose un décolleté un peu sympa c’est “et puis arrête de montrer tes seins comme ça!”. Entre la vie et maman j’ai appris à devoir souvent me changer. Un peu comme pour la piscine. Quand je rentrais chez moi j’avais aussi une sorte de petite consigne et une cabine improvisée dans le garage. La moi simple devenait la moi-pour-maman. J’ai arrêté un jour. Depuis, elle critique tout ce que je fais. Il a de la suite dans les idées ce mec. Il me regarde comme si j’allais me transformer en monstre. Est-ce qu’il regarde mes petits pieds qui tapotent à la surface de l’eau? Mes cuisses? La courbure de mon sexe? Mes seins? J’ose pas lever les yeux pour vérifier. Est-ce que c’est un casé fantasmeur, un gros dragueur qui va se lancer, un simple mateur, ou un malade qui va me coller et me suivre dans les cabines? On sait jamais bien avec eux. Parfois même l’un cache l’autre. On sait jamais bien avec moi non plus. Parfois je voudrais bien qu’il me suive. Parfois pas. Parfois je voudrais bien qu’il m’arrive des trucs mouillés et rapides. Parfois pas. Parfois je voudrais ne pas avoir le choix et sentir son dard passer entre mes muscles contractés. Parfois pas. Là je m’en vais. J’ai pas pu penser ça. Je m’en vais. Je sens son regard dans mon dos. J’accélère. Je m’en vais. Je sens les lignes lisses sous mes pieds. Le bracelet en caoutchouc vert avec la clef du casier. La douche. Il ne me suit pas. La cabine. Pourquoi les cabines s’arrêtent toujours à dix centimètres du sol? Pour laisser une chance aux malades de vous retrouver? Je m’en vais.

***

Des bonnets. Des sacs entiers de bonnets. En lycra bleu avec une ligne blanche. En caoutchouc lisse. En caoutchouc gaufré. En caoutchouc avec des petites fleurs rivetées. En filet blanc à plusieurs couches. En latex noir. Brillants, mats, avec velcro ou élastique. Et en dessous, des soumis. Tous de la viande molle, de la tripe au jus.

Glisser entre ces victimes. Des grenouilles au mieux. Filer le long des murs, comme un os de seiche effilé, couper l’air jusqu’à l’eau. Plonger.
Pousser des pieds. Tirer des bras, serrer les doigts. Fendre le bloc, le blesser, avancer. Lui écarter des copeaux par dessus le crâne, percer, tirer. Lever la tête et prendre l’air, le cracher en bulles qui sont déjà derrière. Sentir les paumes contractées, les fibres des épaules, les triceps qui crépitent, le ravin du dos, la puissance. Une longueur. Tenir la nuque forte, regarder l’objectif. Pousser, tirer, respirer. Le souffle fort par le nez pour le dégager. Tous des riens, des épuisés. Avancer par révolte, avancer par combat, avancer pour exister, avancer pour être propre. Huit longueurs. L’air exige un effort de plus. Les gestes sont moins mécaniques, la position moins équilibrée. Casser l’eau, crawler dans le gravier. Douze longueurs, la douleur. Quinze ça ne nage plus, ça donne des baffes au mètre prochain. La dernière guerre. Le bord. En pleine vie.

***

Et l’eau, ce chlore épanoui qui absorbe tout.
Et l’eau, qui coule sur nos épaules et sur nos nuques.
Et l’eau, comme une responsabilité.
Et l’eau, la totale confidence.
Et l’eau, la mort à portée de bouche.
Et l’eau, qui cache ses armées.
Et l’eau, l’image des ondes.
Et l’eau, noyant les baisers.
Et l’eau, des flammes mortes.
Et l’eau, propageant la verrue.
Et l’eau, liant nos vécus.
Et l’eau, gonflant nos chairs.
Et l’eau, conflit moléculaire.
Et l’eau, seule certitude.

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