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DOCUMENTS     About: Troubled Waters, Jan Koenot

About: Troubled Waters, Jan Koenot

MaI 2013

Avec une production qui réunit sur près de quarante ans photographies, vidéos,
installations, mais aussi monochromes et peintures, Marie-Jo Lafontaine a constitué, au
fil du temps, une oeuvre polyphonique qui traverse de nombreux genres et sujets. Ainsi
le portrait, le corps, le paysage (urbain) et les fleurs (nature morte) y ont souvent été
abordés, représentés, traités et avec eux les thématiques – intimes ou politiques – de
l’enfance, la solitude et la mort, de la société à l’ère de la mondialisation, le pouvoir et
l’argent. Pour cela, des dispositifs ont également été inventés, dispositifs liés à la
création de nouveaux rapports, par exemple entre la photographie et le texte ou entre
l’image et le son, ou encore avec la conception de vidéo-sculptures. Ces dernières –
Marie-Jo Lafontaine en reste l’un des principaux représentants – proposent des
sculptures constituées de vidéos : des écrans projetant des images, autour desquels le
spectateur peut déambuler, redéfinissent la notion de perception audiovisuelle. Or, de
cette variété de pratiques, de genres et d’investigations plastiques, l’exposition de la
galerie Guy Pieters de Saint-Paul-de-Vence propose, en trois salles et donc en trois
parties, sinon une synthèse du moins une introduction précise, dense et raffinée, tout en
ouvrant aujourd’hui cette oeuvre à de nouvelles préoccupations. La première salle
(Wishlist) présente des productions inscrites dans différentes périodes de l’artiste, puis
des vidéos réunies sous le titre de l’une d’entre elles sont exposées dans le sous-sol de
la galerie (Dark Pool And Others), une réflexion sensible sur le paysage, enfin, qui a
pris source dans l’expérience du ciel de Saint-Paul-de-Vence que l’artiste a eue, est
montrée dans un troisième espace de la galerie (Soudain, le ciel devint bleu).
Arythmie chromatique
La partie Wishlist offre un parcours significatif dans l’oeuvre photographique de Marie-
Jo Lafontaine. Des images extraites de la série Babylon Babies (2001), portraits de
jeunes gens sur fond monochrome, y apparaissent avec des photographies de nuages, de
voûtes célestes et d’orages (Ciels, 1996), des adolescents photographiés en noir et blanc
(Liquid Cristals, 1999) y jouxtent les fleurs des séries Lost Paradise (2001) ou Banana
Kisses and Frozen Margaritas (2003). S’il s’agit bien d’un parcours dans l’oeuvre
photographique de Marie-Jo Lafontaine (différentes périodes, différents traitements :
couleur, noir et blanc, triptyque, monochrome…), c’est aussi des chemins que cette
partie de l’exposition ouvre aux spectateurs. Chemins entre les images (le spectateur
observe et contemple la variété de ces photographies organisées avec soin dans
l’espace), et chemins de l’imaginaire (le spectateur se construit, face à ces images, un
récit mental, onirique, dans l’aléatoire de la perception). Toutefois, les portraits comme
les regards fixes et troublants de Babylon Babies ou de Liquid Cristals, et le
déchaînement de couleurs contenues dans la rigueur plastique de Ciels, Lost Paradise
ou Banana Kisses and Frozen Margaritas créent dans ce parcours un rythme brisé,
déconstruit qui suscite, évoque, successivement et métaphoriquement, des silences
dérangeants, des micro-explosions, une arythmie chromatique… Celle-ci renverrait au
sens du tragique, intime ou social, que l’oeuvre de Marie-Jo Lafontaine a toujours
exploré. Ainsi, les portraits en noir et blanc des adolescents de Liquid Cristals ont des
yeux légèrement colorés (du fait d’un traitement digital de l’image), et les fleurs de Lost
Paradise – qui se développent parfois comme des algues marines – sont autant de
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manipulations (génétiques ?) dont la photographie devient la métaphore et les mutations
inquiétantes du monde contemporain le sujet.
L’immersion
La partie Dark Pool And Others, installée dans le sous-sol de la galerie, renvoie aussi
bien au titre d’une vidéo de Marie-Jo Lafontaine, faite en 2001 et présentée sous une
forme inédite (elle se reflète dans un bassin d’eau noire), qu’à l’atmosphère sombre de
la salle qui l’accueille. Avec deux autres vidéos (Victoria, 1988, et Dance the World,
2008), des photographies en noir et blanc extraites des Bains de Saint-Josse (2008)
l’accompagnent également. Entre pénombre et découverte, voyeurisme, révélation,
fixité, ces portraits photographiques interrogent l’essence du monde visible… En un
même temps – apparition, disparition – la projection dans le noir des vidéos offre au
spectateur une déambulation sensorielle, énigmatique, et une descente dans l’univers
dramaturgique de l’artiste. Ainsi Victoria et Dance the World mettent en scène les jeux
de regards de leurs protagonistes comme autant de jeux de miroirs, mais cette fois dans
le conflit ou la séduction des corps, dans les torsions du mouvement, dans une
occupation de l’espace qui conjugue tragique et suffocation dans Victoria, figure
obsédante du désir et solitude dans Dance the World. À cet égard, les vidéos Victoria et
Dance the World – vingt ans séparent leur date de création respective – fonctionnent
symétriquement, comme si elles étaient leur propre positif et négatif. Dans les deux
films, deux corps apparaissent dans une tentative impossible de fusion. Deux hommes,
entre combat et corps à corps amoureux, qui s’approchent et se violentent dans une
éprouvante fascination pour le chaos dans Victoria, deux femmes, entre caresses et
retrait, qui s’attirent, se séduisent et se séparent dans une variation sur le mouvement
dans Dance the World… Or, ce travail sur le regard et le corps des vidéos de Marie-Jo
Lafontaine a toujours été, aussi, une réflexion sur l’art, sur les médiums et les supports
dont l’artiste dispose pour produire, constamment, une réflexion sur l’espace et le temps
dont les images seraient le véhicule (les hommes de Victoria saturent le plan-cadre du
film quand les femmes de Dance the World développent le possible caractère infini et
sériel de l’image-mouvement). L’installation vidéo Dark Pool (2001) en sera la
synthèse, de cet essai sur le visible, notamment à travers l’installation, dans le sous-sol
de la galerie, d’un bassin d’eau noire. Cette surface de miroitements, de nuances et de
contrastes des reflets, diffracte la variété des perceptions de l’image que le spectateur
expérimente. Elle apparaît, également, comme le contrepoint de la lumière et du ciel
extérieurs de Saint-Paul-de-Vence.
Refaire surface
La salle de l’exposition intitulée Soudain, le ciel devint bleu est un éloge de la lumière.
Dès son arrivée à Saint-Paul-de-Vence, Marie-Jo Lafontaine redécouvre le ravissement
de cet arrière-pays méditerranéen, l’éblouissement de sa lumière et l’infini de son
horizon, le caractère sublime d’un ciel qui, dit-elle, est « plus haut qu’ailleurs ». Ce
faisant, c’est en elle-même, confie l’artiste, « qu’elle redécouvre dès ce moment des
couleurs, des lumières ». Il lui faudra trouver, alors, une forme, une matière un support
qui traduisent cette expérience d’une beauté que son oeuvre a toujours traquée (citons, à
titre d’exemple, le titre éloquent de la série de 1988 Songeons retenir et fixer ce qui est
sublime…). Marie-Jo Lafontaine a toujours fait des monochromes, souvent en liaison
avec ses photographies, des monochromes aux tonalités sombres et vives, brillantes,
presque soyeuses, et c’est précisément à eux qu’elle pense, aussitôt à Saint-Paul-de3
Vence – non loin, dit-elle, de la Chapelle de Matisse de Vence – pour faire résonner,
vibrer dans l’exposition, l’expérience et l’évidence de cette lumière éblouissante.
Toutefois, les peintures de Saint-Paul-de-Vence de Marie-Jo Lafontaine sont différentes
des monochromes qu’elle peint traditionnellement. Ces peintures sont composées de
couleurs souvent pastelles, douces ou austères de la Renaissance (bleu, rose, gris, blanc,
ocre, noir), dans l’ensemble constituées de deux ou trois bandes chromatiques, elles
dessinent des formes géométriques, des surfaces pouvant évoquer des collines abstraites,
des chemins possibles ou un horizon, des bandes de terre et des pics – bref l’algèbre
d’un paysage contemplatif, vide, apaisé –, et ces peintures sont au nombre de cinq, de
grand format et de tonalité mate. De plus, Marie-Jo Lafontaine accompagne cet
ensemble de petits monochromes, peints sous forme de volumes dans les années 1970
et 1980, et exposés en 1987 au Musée de Brou à Bourg-en-Bresse. Enfin, la salle de la
galerie Guy Pieters où ces peintures sont visibles est pourvue d’une magnifique verrière,
qui s’auto-génère perpétuellement en produisant une lumière changeante avec le matin,
le jour, le soir, et qui devient ainsi bleue, blanche, ivoire, miel, ocre… Si le silence
méditatif des tableaux de la salle Soudain, le ciel devint bleu est, littéralement, la
réponse de l’artiste à cette lumière de Saint-Paul-de-Vence, elle l’est aussi à sa propre
oeuvre dont la partie intitulée Dark Pool And Others met en évidence, et en sous-sol, la
part obscure et le sens du tragique*. Méditation sur la lumière, Soudain, le ciel devint
bleu apparaît alors comme une ouverture inouïe dans l’oeuvre de l’artiste, aussi bien
dans les thématiques qu’elle aborde (l’expérience d’un paysage contemplatif et abstrait
en peinture, sa lumière) que dans l’engagement, la confiance et le risque dévolus par
Marie-Jo Lafontaine à la pratique de son art, aux médiums qu’elle expérimente et aux
oeuvres qu’elle nous offre.
Alexandre Castant
*À cet égard, le très beau texte de Jan Koenot Troubled Waters, paru dans l’ouvrage
éponyme des éditions Guy Pieters (2013), inscrit avec érudition et précision l’oeuvre de
Marie-Jo Lafontaine dans une dramaturgie de la gravité.
Alexandre Castant est essayiste, critique d’art et professeur à l’École nationale
supérieure d’art de Bourges. Auteur d’ouvrages sur la littérature, les arts plastiques ou
la création sonore, il a publié, en 2014 aux éditions Filigranes, Écrans de neige,
photographies, textes, images, recueil d’articles où deux études sur l’oeuvre
photographique de Marie-Jo Lafontaine sont présentées.
www.alexandrecastant.com