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DOCUMENTS     About: L'art comme sismographe de la vie par Véronique Bergen

About: L'art comme sismographe de la vie par Véronique Bergen

Exposition collective Tendancies #2, Bozar automne 2017

En 1977, l’artiste est couronnée par le Prix de la Jeune Peinture belge. Ce qui frappe, c’est l’audace de ses compositions : des monochromes noirs, clin d’œil à Malevitch, aux avant-gardes, subvertis par l’utilisation de la laine en lieu et place de la peinture. Continuité et rupture avec la tradition s’affichent dans ces monochromes textiles dotés d’une aura mystique, qui, au travers du nœud borroméen inscrit dans le tissage, évoquent la problématique sexuelle. Déplaçant les lois du visible, elle bouscule nos perceptions, défriche de nouvelles terres par la déconstruction des disciplines. En un geste à la fois politique et artistique, elle arrache la peinture, la sculpture à leurs conventions et les ouvre à leur dehors en créant des installations, des sculptures vidéo qui éveillent les consciences. Pensons à ses premiers films vidéo, La Batteuse de Palplanches (1979), La Marie Salope (1980), à la force de sidération portée par son installation sculpturale L’étoile filante (1991), une étoile de David en feu, présentée à l’occasion de la réunification de l’Allemagne, à l’œuvre We are all shadows (1992), une envoûtante installation électrique interrogeant notre statut d’être humains archivés, réduits à des ombres. Pensons aussi à l’œuvre in situ, une mise en scène contemplative autour d’un texte de Rilke disposé en lettres de néon bleu dans un bassin entouré d’arbres (1994), à l’installation sonore interactive de 1996 réalisée dans un wagon avec le compositeur Todor Todoroff afin d’exposer les saisons intimes du monde, son sismographe (de la douceur à l’explosion).

Ses interventions dans des espaces publics auscultent notre rapport au pouvoir, à la domination, à l’argent, notre identité, nos métissages, notre inscription dans un monde pris dans la spirale de la postmodernité. Cathédrale d’images de fleurs lumineuses, l’œuvre présentée au Munich Glass Pavilion en 2003 joue sur les synesthésies, combinant stimuli visuels, olfactifs et sonores. L’ambitieux dispositif I love the world  (2006) projetant un film sur la forêt de tours de banques et assurances à Francfort produit un environnement visuel et acoustique à la fois futuriste et mythique. Choc perceptif et magie émotionnelle sont au rendez-vous dans ces totems de lumière où défilent des hommes de pouvoir, humains à tête d’animaux, des visages d’enfants, d’adolescents avant le lâcher de textes taillés dans l’espoir (« Catch your chance »…). Comme si le ciel libérait des étoiles porteuses d’un message émancipateur qu’il nous revient de cueillir. Avec Marie-Jo Lafontaine, la haute technologie regagne les terres d’un rituel cosmique.  

Pour déchiffrer, empoigner la modernité, agir sur le présent, l’artiste propose des mises en situation, des mises en risque plastiques et sonores qui, passant derrière les faits, derrière les évidences qui nous anesthésient, captent des lignes de fond inapparentes, des cristaux de signification qui réveillent le spectateur. Ce pari de prendre le monde à bras le corps est à nouveau magnifiquement relevé par l’installation sonore acousmatique réalisée avec Todor Todoroff, The World starts every minute (2007). En vue de saisir le langage caché de la nature, Cézanne la traduisit dans la grammaire du cylindre, de la sphère et du cône. Afin de happer le réel en plein vol, Marie-Jo Lafontaine le transcrit ici, en 2007, en un univers de formes, en sculptures coniques abritant des haut-parleurs diffusant des arcs-en-ciel de rires. Avec Marie-Jo Lafontaine, le monde commence à chaque minute. L’indiscipline la rend voyante, fait tomber les masques. Virtuose des paradoxes, l’artiste réalise une alchimie secrète : c’est par le biais d’un art formalisé, d’un agencement de lignes plastiques et sonores que la sensation, la pâte de la matière se voient convoquées, retrouvées. Loin d’évider le monde, l’épure des formes et la danse des médiums technologiques révèlent ses visages tactiles, des cartographies pulsionnelles insoupçonnées. Nulle abstraction froide, nulle spéculation icarienne chez Marie-Jo Lafontaine mais un art exigeant, organique, hautement maîtrisé, qui parle au corps, à nos tripes, une esthétique sensuelle qui délivre « le torrent du monde dans un pouce de matière » (Cézanne). L’extrême complexité de l’installation Control Station (2008) embarque le spectateur à l’intérieur de son maelström : la composition agence une mosaïque de portraits, des miroirs de surveillance, des textes en mouvement (« You are not just a brick in the wall »…), des films vidéo cadrés par des gyrophares. À l’affût des menaces d’oppression, ses créations incitent à nous réapproprier nos existences, à résister à ce qui nous spolie de nos libertés. Sans didactisme militant, elles nous allègent de nos entraves, dissipent nos aveuglements.  

Les œuvres de Marie-Jo Lafontaine interpellent, sautent à la gorge en ce qu’elles questionnent par l’exploration à la fois viscérale et construite de différents médiums le pourquoi, le comment de notre être au monde, touchant les bords inhumains de la condition humaine. La redistribution des rapports entre texte, son et image (photographie, peinture, vidéo…) dessine une sémiologie inédite de l’audiovisuel qui, arrachée à son hégémonie marchande, à sa neutralisation dans l’ère actuelle du simulacre, s’élargit en une méditation sur l’espace-temps. Les capteurs sensoriels qu’elle nous offre déclinent une autre réalité à la croisée d’une ouverture aux failles, aux métamorphoses du monde contemporain et d’une proposition d’expériences esthétiques qui agissent sur nos corps. Son travail se situe à la confluence de la scène de l’Histoire (récente ou plus ancienne) et de nos microhistoires auxquelles elle tend la main. Comme une mythologie du temps présent. Visionnaire et poétique.

Au travers d’une philosophie de l’intranquillité, de la recherche permanente, d’une gourmandise d’aventurière et de franc-tireuse des arts, nourrie par une sensibilité épidermique, Marie-Jo Lafontaine a élu l’hybridation des pratiques en voie royale vers le désir, en instrument réverbérant les événements du monde extérieur et intime. Sa puissance décapante ? Via ses supports multisensoriels, parfois immatériels, pixels et octets, elle touche le cœur de l’incarnation, l’énergie physique de l’existence. Créée dans l’urgence de penser notre temps, ses points de crise, ses éclats de beauté, cette œuvre d’une sensualité fascinante funambule sur le fil des anges espiègles, en avance sur le regard et l’ouïe, irradiée par le souffle d’une liberté souveraine. Juillet 2017.